Chapitre 19
La sœur jumelle
Alexanne poursuivit sa course jusque dans la cour et ne s’arrêta qu’une fois rendue au puits. En colère, elle puisa de l’eau et la renversa partout sur les dalles. Lorsqu’elle leva la tête, elle aperçut la petite fée blonde qui voletait à la hauteur de ses yeux en l’observant avec inquiétude. Sans se préoccuper d’elle, Alexanne transporta l’arrosoir jusqu’au premier massif de fleurs qu’elle se mit à inonder, abandonnée à son courroux. « Si j’avais eu une sœur, ma mère me l’aurait dit ! Parce que ma mère ne me mentait jamais ! Elle n’était pas une vieille femme maussade comme ce fantôme dans le grenier et elle n’était certainement pas une indigène ! » Elle poussa un cri de rage et lança l’arrosoir plus loin sur la pelouse avant d’éclater en sanglots. Tatiana sortit de la maison et posa une main rassurante sur son épaule. Alexanne se jeta dans ses bras en pleurant.
— Mais qu’est-ce que tu as ?
— Cette vieille folle dans votre grenier ne dit que des bêtises !
— De qui parles-tu ?
— De Hannah ! Votre mère !
— Tu l’as vue ?
— Vous m’avez dit qu’il n’y avait pas de fantômes, parce que tout le monde se réincarnait. Mais si elle est morte et qu’elle vient de me parler, ça veut dire qu’ils existent, non ?
— Je n’ai jamais dit que les fantômes n’existaient pas, mais avant que je t’explique ce qu’ils sont, il va falloir que tu te calmes.
— Comment voulez-vous que je me calme quand votre mère traite la mienne d’indigène, qu’elle refuse de m’appeler par mon nom et qu’elle essaie de me faire croire que j’avais une sœur jumelle ?
— Elle t’a parlé de ta sœur ? s’affligea Tatiana.
Tatiana la ramena à l’intérieur et insista pour qu’elle boive de l’eau. Alexanne fit ce qu’elle demandait et déposa le verre sur le comptoir.
— Lorsque nous mourons, nous demeurons autour de notre corps pendant deux jours, puis nos guides spirituels nous entraînent dans un long tunnel au bout duquel il y a un monde de lumière éclatante, lui expliqua sa tante.
— Le ciel ?
— Le paradis pour certains, le purgatoire pour les autres. Malheureusement, certaines personnes sont tellement attachées au monde matériel qu’elles refusent d’entrer dans le tunnel avec leurs guides. Elles demeurent alors prisonnières de l’espace astral qui existe entre le ciel et la Terre.
— Mais pourquoi ?
— Pour rester en contact avec les lieux ou les objets qui leur sont chers.
— Hannah voulait rester avec ses vieux bibelots ?
Tatiana lui rappela que c’était tout ce qui lui restait de son pays. Elle ajouta que les fantômes pouvaient aussi être des gens morts prématurément ou assassinés. Elle précisa que le lieu invisible où se trouvaient ces âmes en peine s’appelait le bas astral et qu’il était également peuplé d’entités négatives. Il était donc préférable qu’elles n’y séjournent pas trop longtemps.
— Les entités qui vivent dans cet endroit peuvent-elles nous mentir ?
— Oui, mais ta grand-mère t’a dit la vérité. Tu as eu une sœur jumelle qui est née deux heures après toi.
— Mais ma mère ne m’a jamais parlé d’elle ! Et si elle avait existé, j’aurais certainement vu des photos d’elle quelque part !
— C’est ton père qui a pris la décision d’enterrer définitivement son souvenir après sa mort. Il nous a fait jurer de ne plus jamais parler d’elle.
— Mais j’avais le droit de le savoir !
— Je suis parfaitement d’accord avec toi, ma chérie, mais Vladimir était d’un avis différent… et puisque tu étais sa fille à lui, il a bien fallu lui obéir.
— Comment s’appelait ma sœur ? Comment est-elle morte ?
— Elle s’appelait Anne et tu t’appelais Alexandra. C’est seulement après sa mort que ton père a fusionné vos deux prénoms. Quelques jours avant votre naissance, un ange est venu me dire que l’une d’entre vous ne vivrait pas longtemps, parce que le ciel avait besoin d’elle. Mais puisque vous êtes toutes les deux nées en parfaite santé, Vladimir a dit que j’étais un oiseau de malheur et il m’a ordonné de ne pas m’approcher de vous.
— Mais les anges ne se trompent jamais.
— C’est exact. Ils voient beaucoup plus loin que les hommes, mais ton père était un homme borné. Anne est tombée malade l’été suivant, un peu avant votre premier anniversaire. Ton père l’a fait examiner par tous les médecins de la province et il lui a fait passer tous les tests imaginables à l’hôpital pour enfants de Montréal. Les médecins ne comprenaient pas pourquoi elle dépérissait à un rythme affolant. En désespoir de cause, Vladimir m’a demandé de la sauver. Je lui ai dit que je ferais mon possible, mais que si Dieu avait décidé de la reprendre, je devrais m’incliner devant sa décision.
— Et mon père était plutôt mauvais perdant…
— J’ai tout tenté pour sauver Anne, mais elle est allée rejoindre les anges au ciel quelques semaines plus tard. Ton père m’a accusée de n’en avoir pas fait assez et il est parti vivre à Montréal.
Des larmes se mirent à couler abondamment sur les joues de l’adolescente.
— Et si ta grand-mère a utilisé le mot « indigène » en parlant de ta mère, c’est qu’elle voulait dire que Marie était une fille d’ici.
Bouleversée, Alexanne demanda à être seule jusqu’au souper. Compréhensive, sa tante la laissa monter à sa chambre. L’orpheline écrivit en tremblant une courte lettre à ses amis ailés.
Mes chers anges,
Je viens d’apprendre que j’ai eu une sœur jumelle, mais vous le saviez probablement déjà. J’aimerais savoir pourquoi elle est morte si jeune, pourquoi Dieu avait besoin d’elle, et pourquoi je n’ai pas eu le bonheur de la connaître.
Alexanne
Elle referma le cahier et le serra contre elle de toutes ses forces en pensant que la vie était injuste. Elle s’allongea sur son lit, mais n’y resta pas longtemps. Ce dont elle avait surtout besoin, c’était de prendre l’air. Elle redescendit dans la cour et se rendit à l’endroit qui était devenu son sanctuaire personnel : la balançoire sous les arbres. Elle se berça pendant des heures sous le regard déconcerté de Coquelicot, assise en équilibre sur le dossier du siège opposé.
Au souper, elle sembla revenir lentement à la vie.
— Pourrait-on aider ma grand-mère à entrer dans le tunnel de lumière ? demanda-t-elle entre deux bouchées.
— Nous pourrions sans doute invoquer les anges et convaincre Hannah de les suivre.
— Je suis partante.
— Laisse-moi d’abord en parler à mes guides.
Alexanne termina son repas avec plus d’enthousiasme. Dans la soirée, elle appela Marlène mais apprit qu’elle passait la semaine chez une de leurs amies. Elle raccrocha, déçue de ne pas avoir pu se confier à sa meilleure copine, et se leva pour quitter la chambre de Tatiana, lorsque le téléphone sonna. C’était Matthieu qui voulait passer la journée du lendemain avec elle. Rassurée d’entendre sa voix, Alexanne s’allongea à plat ventre sur le lit et bavarda avec lui pendant des heures. Si le fil du téléphone avait été plus long, elle l’aurait certainement traîné jusqu’à la salle de bain !
Le lendemain matin, Alexanne trouva un long message des anges dans son cahier. Elle se dépêcha de s’habiller et de rejoindre Tatiana à la cuisine.
— Vous m’avez dit que notre cahier d’anges est un objet sacré, mais ai-je quand même le droit de partager ce qu’il contient avec vous ?
— C’est une décision qui n’appartient qu’à toi, ma chérie.
— Ça ne fâchera pas les anges ?
— Ils sont beaucoup plus compréhensifs que tu le crois.
— Eh bien, je leur ai demandé pourquoi ma sœur jumelle était morte, pourquoi le bon Dieu avait eu besoin d’elle et pourquoi je ne l’avais pas connue. Voici ce qu’ils m’ont répondu :
Le bébé qui a grandi avec toi dans le ventre de ta mère n’était pas destiné à vivre longtemps. Les hommes ont tous les droits, sauf celui de prendre une vie, y compris la leur. Or, cette jeune âme s’est suicidée dans sa vie précédente. Elle a compris son erreur à son retour dans le monde spirituel mais elle a dû retourner quelques mois dans le monde physique, pour y terminer le temps qu’il lui restait à vivre dans son incarnation précédente. C’est ainsi que le veut le Créateur. Dans sa profonde sagesse, il a conçu un plan pour toutes ses créatures, même les guides spirituels. Il ne faisait pas partie du cheminement de cette âme d’être ta sœur dans cette incarnation. Tu l’as cependant connue dans plusieurs autres vies et tu la reverras bientôt.
— Ils sont bavards avec toi, constata Tatiana.
— Oui, c’est vrai. Ils m’en disent de plus en plus long, mais ce n’est jamais assez pour moi. Je veux savoir qui était ma sœur au moment où elle s’est suicidée. Pourquoi ne lui a-t-on pas dit ce qu’elle risquait en prenant sa propre vie ? Qui était-elle dans les autres incarnations que nous avons eues ensemble ?
— Je ne peux pas répondre à ces questions, mais je peux par contre jeter un peu de lumière sur ton présent.
Tatiana retira des photographies de la poche de sa veste et les lui tendit.
— Tu es habillée en bleu, et Anne est habillée en rose. C’était la seule façon de vous différencier.
— Si elle avait survécu, mon père aurait-il continué d’habiter notre maison de l’autre côté de la montagne ?
— J’en doute. Vladimir ne voulait pas que ses filles deviennent des guérisseuses.
— Mais si nous étions restés ici, à quel âge aurais-je reçu mon premier cahier d’anges ?
— À sept ans, comme le veut la tradition, et tes amis auraient été des elfes et des fées. Maintenant, il va falloir que je trouve une façon de développer tardivement tes pouvoirs.
— Mais ma double vue s’améliore sans cesse ! Je vois des fées et des fantômes ! Il ne me reste plus qu’à voir des anges ! Puis-je garder les photographies ?
— Mais évidemment. Elles sont à toi.
— Dites, c’est quoi un elfe ?
— C’est une autre créature des bois. Tu finiras bien par les voir.
Alexanne embrassa sa tante sur la joue et rangea les photographies dans son cahier d’anges. Quelques minutes plus tard, on sonnait à la porte d’entrée. Elle déposa son précieux album sur le comptoir et courut ouvrir.